Les fils du temps

samedi 19 mai 2012

N°52- LES FILS DU TEMPS - Causalité, entropie, devenir.
R.Lestienne - CNRS Edition - 03/07 - 254 pages - tout lecteur vigilant.

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RÉSUMÉ : Synthèse historique sur nos conceptions du temps dans le cadre de la physique, de la cosmologie, de la physique des particules, des systèmes quantiques et dissipatifs et des neurosciences, où il passe du statut de temps causal, à celui de temps du devenir, et du temps vivant.

MOTS CLÉ : causalité, entropie, information, complexité, échelles.

L’AUTEUR : Rémy Lestienne est directeur de recherche au CNRS, président de l’International Society for the Study on Time.

Il semblerait que pour causer du temps il faille passer outre nos perceptions immédiates qui dérivent d’une nature déjà soumise à nos questionnements. Concept nécessaire pour Aristote par la réalité du mouvement continu et contenu dans le mobile, il se fait nombre, référence abstraite au devenir, identique partout. En ouvrant ainsi le cercle du temps mythique il nous prépare à une éventuelle relation avec la conscience du temps vécu et fléché.

Lecteur d’Aristote, Maimonide (fin XII° siècle) annonçait déjà le lien entre temps et matière. Le principe de l’inertie (XVII°) offre au temps physique le statut de grandeur mesurable portée par un axe de coordonnée orthogonal à celui de l’espace, système de référence privilégié. Newton lui impose un caractère absolu dans la mesure où, ne feignant pas d’hypothèses, il se contente à décrire les conséquences observables des changements de mouvements liés aux forces.

L’écriture d’équations différentielles signe l’acte de naissance de la causalité des systèmes dynamiques : l’état d’un système à un instant quelconque peut être déterminé à partir des conditions fixées par son état présent. La science oublie bien souvent la mise en garde kantienne qui fait de l’espace et du temps, non pas des choses en soi, mais « des catégories de l’entendement » imposées, à priori, dans le dialogue que nous entretenons avec les phénomènes.

Le point de vue d’Einstein (1905) en réconciliant le principe de relativité étendu à l’ensemble de la physique et l’existence d’une vitesse limite à la propagation de toute information, assure la sauvegarde du principe de causalité. C’est Minkowski (1908) avec la distance d’univers, union de ces deux facteurs, qui nous offre une description formelle de cet espace-temps, de son caractère invariant pour tout observateur inertiel, compris comme effet de perspective lié à la vitesse. En relativité, les porteurs d’informations causales que sont les ondes électromagnétiques, déterminent la structure de notre univers, et consacre le temps comme paramètre réel de causalité, considéré comme degré de liberté vers un avenir privé de devenir. La généralisation à des systèmes non inertiels conduit, en remplissant ce même espace-temps de matière-énergie, à lui imposer une courbure dont la force gravitationnelle n’y est qu’un effet purement géométrique.

Mais l’inséparabilité fondamentale aux systèmes quantiques, les propriétés non locales des systèmes microscopiques ayant interagi, remettent en question l’identification du temps comme paramètre de causalité. Nous retrouvons ce facteur d’échelle et cette appréhension du temps avec les atomes dont l’instabilité de certains suffit à démontrer que le devenir est inscrit au cœur des systèmes.

En mécanique classique, c’est avec le concept d’entropie, de désordre, d’information perdue, qu’apparaît aussi le caractère absolu du devenir, avec la flèche du temps. L’information comprise comme réserve de néguentropie, repose sur l’équiprobabilité de configurations microscopiques et donc sur un hasard mathématique difficile à discerner de celui, concret, qui est à l’œuvre dans l’histoire de notre univers. Mais le couplage entre l’accroissement d’entropie dans les systèmes à petite échelle et le processus d’expansion fléché de l’univers à grande échelle reste flou. Faut-il attribuer à l’évolution différentielle du rayonnement et de la matière la source de néguentropie conduisant à la diversité et à la complexité observées ?

On en vient alors à évoquer les comportements de ces systèmes dissipatifs non linéaires, hors équilibres, et dont émergent spontanément diverses structures où la norme est l’auto-organisation d’états stationnaires ou oscillants, à la fois dans l’espace et dans le temps et pourtant producteur d’entropie. Que reste-t-il de l’équivalence absolue entre désordre et entropie, comme celle entre temps et causalité ! Si les systèmes vivants, sont aussi des systèmes ouverts, subissant de fortes contraintes du milieu extérieur dans une situation de non-équilibre, peut-on les décomposer en unités suffisamment simples, au point de pouvoir rendre compte de l’organisation et du maintient de structures spatio-temporelles qui leurs sont si particulières ? On découvre dans de tels systèmes l’élaboration de réseaux de plus en plus interdépendants et où les codages de l’information sont eux aussi de plus en plus redondants sur l’échelle de la complexité.

Nouveaux systèmes de communication, à la fois au cœur de l’organisme et dans ses rapports avec l’environnement, mis en forme par un programme génétique résultat d’une longue évolution biologique où hasard et nécessité orchestrent mutations et sélections imposées par le milieu extérieur. Le concept d’homéostasie, où l’on observe par l’organisme une autorégulation du système, engendre divers rythmes endogènes synchronisés avec les données sensibles. Il détermine des cadences du comportement, une forme de gestion du temps, de mieux en mieux comprise par les neurosciences. Neuronal, le cerveau de l’homme est avant tout temporel, et les multiples horloges désynchronisées pourraient expliquer le processus de mort de système mieux que les divers dérèglements génétiques conduisant aux dégénérescences cellulaires. Il semblerait donc que « le pouvoir du temps s’affirme quand on gravit les échelons de la complexité. » Temps-causal, temps-devenir, temps-vivant enfin : « c’est l’âme même de la matière ».

Passionnant travail de réflexion et de synthèse, couvrant divers domaines des sciences en offrant quelques perspectives sur le devenir de l’univers jouant de concert avec une vie, soucieuse de synchroniser ses diverses horloges. Un temps qui bat la mesure, et à qui la matière confie la baguette de chef d’orchestre ? Confions le mot de la fin à Jean-Didier Vincent qui, dans sa préface, nous confie que « fabriquer du temps semble donc être une propriété du vivant ».

Jacques Cazenove